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Doit-on écrire : « Cette femme que j’ai cru / crue séduite ? »

| 29 mai 2019 | par Jean-Christophe Pellat

Réflexion sur l’accord du participe passé 

La réponse n’est pas évidente, car les deux peuvent se défendre. L’accord du participe passé est une des difficultés majeures de l’orthographe française. Il demande de maîtriser 44 règles différentes, dont la plupart concernent son emploi avec l’auxiliaire « avoir ». Un cas délicat se rencontre quand le participe passé est accompagné d’un attribut du complément d’objet direct. Dans ce second cas, on applique en principe la règle d’accord du participe passé avec l’objet si celui-ci le précède : « Il l’avait RENDUE fort malheureuse, pour se venger »  (G. Flaubert).  « Toutefois, l’usage est assez hésitant pour les participes ‘cru, su, dit, voulu’ et leurs synonymes (…), pour lesquels le véritable objet direct est l’ensemble formé par le nom ou le pronom et l’attribut » (« Le Bon usage », § 950). L’accord semble l’emporter : « Tout le monde l’a CRUE morte » (V. Hugo). Mais l’invariabilité est attestée aussi :  « Derrière ses yeux se creusaient de profondes salières qu’on aurait CRU évidées au scalpel » (T. Gautier). Lors de l’instauration de la règle d’accord au XVIIe siècle, Vaugelas préconisait l’invariabilité du participe passé employé avec un attribut du COD, estimant sans doute que l’accord de ce dernier suffisait : « Les habitans nous ont rendu maistres de la ville ». Car cet usage entre en concurrence avec un autre, quand le pronom personnel neutre élidé « l’ » représente une proposition, demandant que le participe reste au masculin singulier : « Janot trouva plus dure qu’il ne l’aurait cru d’abord la vie de caserne » (Jammes).  Car « l’ » équivaut à « cela », et ne représente pas un nom féminin, qui demanderait l’accord. Cette difficulté se rencontre le plus souvent dans une phrase comportant une comparaison (ici un comparatif). La question est donc plus subtile qu’on ne l’eût cru(e). Bref, l’accord au féminin « crue » serait plus simple, car facile à rapporter à la règle générale, alors que l’accord au masculin « cru » demande une bonne dose de réflexion, à moins qu’on ne préfère simplement l’invariabilité. Tous ces crus font tourner la tête !

Jean-Christophe Pellat
Jean-Christophe Pellat est professeur émérite de linguistique française à l’Université de Strasbourg, où il a enseigné en Licence, Master et dans les préparations au CAPES et aux agrégations de Lettres. Spécialiste de grammaire et orthographe françaises (histoire, description, didactique), il est co-auteur d’un ouvrage universitaire de référence, Grammaire méthodique du français (PUF, dernière éd. 2016) et de diverses grammaires scolaires. Dans ses travaux sur la didactique de la grammaire en FLE et FLM, il s’attache à l’adaptation des notions aux différents publics concernés.